Voilà Allauch ! dit le docteur, nous sommes peut-être sauvés. Marchez en bon ordre et souriez. Ils nous attendent. Ne leur parlez pas. C’est inutile, personne ne vous croirait. Laissez-moi leur raconter. Moi, je peux. C’était ce qu’avait dit un jour un fameux docteur en compagnie de deux autres personnes lorsqu’ils arrivèrent au pied de la colline. Je les avais entendus, ils avaient tous semblé être terrifiés et en même temps soulagés. Et moi, pourquoi avait-il fallu, quelques jours plus tard, que je monte tout en haut de la colline ? Peut-être que je désirais regarder la ville d’Allauch en contre-bas. J’avais pris l’habitude de me percher à cet endroit afin d’admirer la clarté du ciel baigné par le soleil. Avec une brise légère en cette fin d’après-midi, rien n’aurait pu me détendre davantage que cette solitude si quotidienne. Seulement, mes plans furent gâchés au moment de mon arrivée. Une autre personne était venue s’installer à cet endroit. Une fille qui devait avoir la douzaine. Que faisait-elle ici, toute seule ? J’étais sur le point de m’éloigner lorsqu’elle m’appela, tournant la tête en ma direction :
- Dis, tu peux m’aider à marcher dans la colline ?
Je me figeai, étonné, avant de me retourner vers elle. Ce que je vis alors me frappa comme si la foudre m’était tombé dessus. Ses yeux, ils étaient vides. Un bleu aussi clair et gris qu’un ciel nuageux recouvrait ses iris et ses pupilles. Elle ne fixait rien. Elle ne voyait rien. Elle avait un regard perdu dans le vague et perdu tout court qui ne pouvait même pas m’effleurer. S’en était déconcertant.
- Comment as-tu fait pour monter tout en haut ? lui demandai-je surpris.
- Je suis aveugle, mais extrêmement débrouillarde !
Et la voilà qui s’était vexée. J’osai un pas en sa direction. Elle ne semblait pas effrayée, ni même déboussolée. À vrai dire, elle ne paraissait même pas être perdue. Et pourtant, elle était seule, dirigeant ses yeux vers un paysage qu’elle ne pouvait contempler. Elle aussi, était-elle venue à cet endroit pour être tranquille ? En avait-elle marre de l’amas de personnes qui se regroupait autour d’elle comme des gardiens ? Au fond, elle devait vivre une belle vie. Avec son air de petite fille et son regard vide, elle devait attirer la compassion et l’attention de beaucoup de personnes. Pour moi, ces deux choses étaient des éléments que je ne connaissais pas. Elle n’avait pas à fuir si c’était ce qu’elle cherchait, bien au contraire. Elle devrait se dire que c’était une chance pour elle d’être née ainsi. Mais était-elle seulement capable de le penser ? Après tout, on ne choisissait pas sa naissance.
- Tu devrais rentrer chez toi, tes parents doivent s’inquiéter, lui dis-je.
- Et les tiens, ils sont où ? me demanda-t-elle.
- Ne réponds pas en me posant une autre question, soupirai-je. Allez viens, je te raccompagne.
- Non ! Je n’ai pas envie de rentrer, je cherche quelqu’un.
- Quelqu’un ?
Cela faisait longtemps que je me baladais dans cette colline, et j’étais persuadé de n’avoir croisé personne.
- En réalité, je suis à la recherche d’un démon, m’avoua-t-elle.
Pensant d’abord qu’elle se moquait de moi, je décidai de répliquer :
- Les démons n’existent pas, c’est vraiment ça que tu recherches ?
- Si, ils existent ! Mon docteur en a vu un jour en se promenant dans cette colline avec deux de ses amis. Ils étaient vraiment terrifiés. Alors c’étaient eux les trois individus qui fuyaient vers Allauch ce jour-là ? Lorsqu’ils disaient qu’ils étaient sauvés, c’était parce qu’ils avaient réussi à échapper à ce fameux démon ? Stupide.
- C’était peut-être un animal sauvage, fis-je remarquer.
- Non, il a dit que ça ne pouvait pas être un animal car ça avait l’apparence d’un être humain avec des cornes sur la tête et des yeux complètement rouges.
- Je vais tout le temps dans cette colline, et je n’ai vu aucune créature avec des yeux rouges, lui assurai-je. Mais elle ne semblait pas vouloir partir. Elle se leva du rocher sur lequel elle était assise et commença à marcher dans une direction qu’elle semblait avoir prise au hasard. J’aurais pu la laisser errer seule dans cette nature et me contenter des doux rayons du soleil sur mon visage, mais je ne pouvais pas la laisser livrée à elle-même. C’était sûrement par un coup de chance qu’elle était arrivée jusqu’ici, et si elle se blessait en chemin et qu’elle ne rentrait pas chez elle, on viendrait sûrement la chercher. Je voyais déjà une troupe d’inconnus et policiers prendre d’assaut la colline, se répartissant comme une colonie de fourmis afin de retrouver la disparue. Et moi qui comptais rester dormir ici, je ne voulais pas que ma nuit à la belle étoile soit gâchée par une gamine têtue. Je décidai donc de l’accompagner et de la guider, à condition qu’elle accepte de descendre la colline au coucher du soleil. Nous marchâmes donc sans but. Du moins c’était mon impression, mais elle, avait un but bien précis, retrouver cette créature imaginaire qu’elle nommait démon. Toutes les cinq minutes, je regardais le ciel pour voir où se trouvait le soleil, espérant le voir descendre de plus en plus. Une fois, je tentai de lui faire croire que le soleil était en train de disparaître, mais elle ne me crut pas. Malgré les arbres feuillus qui cachaient le ciel de leurs branches, elle était toujours capable de sentir les rayons de l’astre lumineux réchauffer sa peau. Puis peu à peu, elle se mit à me poser des questions sur moi ; « où habites-tu ? », « Comment t’appelles-tu ? », « Tu fais quoi ici ? ». Ce genre de questions auxquelles je ne répondais pas. Je n’avais aucune intention de dévoiler ma vie privée à une étrangère, d’autant plus que je ne souhaitais tout simplement pas en parler. La seule chose que j’acceptais de dire sur moi était que j’avais l’habitude de me promener dans cette colline et que jamais, je n’avais vu de démon. Sauf que même avec ma parole, elle continuait de marcher. Toutes les dix minutes, je regardais le ciel pour voir où se trouvait le soleil. Puis elle se mit à changer le genre de questions qu’elle me posait ; « de quelles formes sont les feuilles d’arbres ? », « j’entends un oiseau à cette branche, de quelle couleur est-il ? », « sais-tu comment sont les étoiles vues de la colline ? ». À ces questions d’une banalité affligeante, je voulais bien lui répondre. Je compris alors qu’elle ne connaissait rien à cette nature sauvage que l’Homme n’avait pas trop modifié. Il s’agissait d’un endroit inconnu, mais elle avait tout de même eu l’insouciance d’y aller. Pourtant, cet endroit était dangereux pour elle si elle venait à s’égarer. Un caillou qui n’était pas au bon endroit, une branche qui pendait beaucoup trop vers le sol ou même un ravin qu’un torrent de pluie aurait engendré, tout cela pouvait la blesser gravement. Même si elle possédait d’autres sens, tant qu’elle ne voyait pas, elle était en danger sur ce sentier bossu et difforme. Bien plus en danger que si elle s’était retrouvée perdue au milieu du désert. Car même si la chaleur étouffante pouvait conduire les hommes jusqu’à la folie et l’effondrement, ce n’était rien de plus qu’une étendue de sable doré. Le paysage à perte de vue ne changeait pas, c’était d’ailleurs ce qui conduisait les égarés à l’abandon. Mais elle qui ne voyait rien depuis sa naissance, quelle importance que le paysage change ou reste le même ? Elle s’en sortirait même 2 mieux dans le désert qu’ici. Car dans la colline, au contraire, pour ceux qui s’y aventuraient pour la première fois, on ne tombait que sur de nouvelles surprises. De belles comme de mortelles surprises. Et pourtant, la voilà qui marchait en tête, attendant que je lui dise de ne pas aller par là pour rebrousser chemin. Toutes les vingts minutes, je regardais le ciel pour voir où se trouvait le soleil. Voyant que je n’étais pas très bavard, elle se mit à me parler sur sa vie. Pas tout, bien sûr, elle me raconta seulement ce qu’elle aimait faire ; écouter de la musique, chanter dans sa chambre, laisser le chien de la voisine lui lécher les doigts. Elle, qui était venue dans le but de chercher un démon, elle se mettait à discuter avec un inconnu. Et l’inconnu que j’étais s’était mis à lui répondre. Je ne regardais plus le ciel.
- Pourquoi tiens-tu tant que ça à trouver un démon dans la colline ? lui demandai-je. Même toi tu devrais savoir que ça n’existe pas.
- Chez moi, personne ne croit le docteur, alors, je veux juste prouver qu’il a raison et que les autres puissent arrêter de dire que c’est un menteur. Parce que c’est mon ami, et que ça me rend triste quand on dit ça de lui.
- Mais même si tu trouves un démon, tu ne pourras pas prouver son existence. D’autant plus qu’on dira sûrement que tu as dû confondre avec quelque chose d’autre. Elle dut comprendre le sous-entendu que je venais de lui faire puisqu’elle porta une main à ses yeux pâles.
- C’est inutile de continuer si au final, personne ne te croira, continuai-je. Autant rentrer tout de suite…
- Non ! Tu as dit que tu m’accompagnerais jusqu’au coucher du soleil. Tu l’as promis, alors tu dois tenir ta promesse. Elle continuait toujours de marcher, mais cette fois-ci, dans le silence. Elle avait beau avoir une belle vie, cela ne l’empêchait pas de se sentir malheureuse. Je me rendis alors compte que j’étais cruel de lui avoir parlé du coucher du soleil. Cet instant de la journée si splendide et coloré qu’elle ne pourra jamais observer. Je me rendis compte que je me suis montré maladroit en ne lui décrivant pas suffisamment les plumes de l’oiseau ou la beauté des étoiles. Toutes ces choses qui nous paraissent anodines du premier coup d’oeil, devaient sûrement être un véritable trésor pour elle. Mais comme tous les trésors, elle ne possédait que des rumeurs qui circulaient à son sujet, et était incapable de le contempler ou de vérifier sa véracité. Exactement comme ce démon qu’elle tenait tant à trouver. Elle tenait vraiment à savoir pour une fois si ce qu’elle entendait de la bouche des autres qui lui décrivaient le monde dans lequel elle vivait était fondé ou non.
- Tu sais, me dit-elle enfin d’une voix douce, comme si elle s’apprêtait à se confesser, parce que je suis comme ça, les gens autour de moi ont tendance à trop en faire. Si bien que je m’écroule sous leur regard attentif. – Ce doit être bien pourtant, qu’autant de personnes fassent aussi attention à toi.
- C’est sûr, c’est agréable, mais c’est aussi extrêmement frustrant. Car je ne veux pas qu’on me considère comme si j’étais une malheureuse ou bien qu’on me traite comme un bébé. Je n’ai pas envie qu’on soit gentil avec moi seulement pas hypocrisie ni qu’on ait pitié de moi. Je veux seulement qu’on me traite comme une personne ordinaire. Une fille de douze ans qui devient une grande. Alors, certes, ce n’est pas moi qui ai choisi de naître comme ça, mais puisque Dieu a oublié de me donner la vue, j’ai alors appris à vivre sans. On ne choisissait pas sa naissance après tout. J’étais dans le même cas qu’elle. Moi aussi j’aurais souhaité naître différemment. Beaucoup de personnes souffrent juste parce qu’elles n’ont pas eu ce choix, celui de choisir leur naissance. Une fille qui avait le teint foncé et qui voulait l’avoir plus clair, un enfant né dans une famille de croyants et qui aurait voulu qu’elle soit athée, ou bien une personne qui est né homme mais qui aurait voulu naître femme. Tous ces critères qui nous définissent et que nous possédons dès notre naissance, nous ne pouvons pas les choisir. Mais avec de l’ardeur et de la volonté, certains parviennent à les modifier au fil du temps. Leur entourage se met alors à avoir une nouvelle vision d’eux, qu’elle soit plus négative ou positive. Au moins, nous avons tous ce choix. Celui de changer.
- Le soleil est en train de se coucher, non ? fit-elle soudainement. En effet, moi-même je ne m’en étais pas rendu compte. Je sentais comme mon coeur se serrer tandis que nous descendions ensemble la colline. À notre arrivée, le ciel trempait dans une peinture rouge et orange. Le crépuscule était là. Je comptais laisser la jeune fille ici, souhaitant retourner dans la colline. Mais avant que je ne disparaisse complètement, elle me lança :
- Je reviendrais chercher le démon la semaine prochaine ! On se retrouvera peut-être au même endroit. Et en effet, une fois la semaine passée, nous nous retrouvions à l’endroit de notre rencontre. Ainsi, chaque semaine, nous nous rejoignions dans la colline à la recherche du démon. Chaque fois, nous nous donnions rendez-vous au même endroit, et chaque fois, nous nous quittions lorsque apparaît le crépuscule. Cet instant où le jour et la nuit se rencontraient, était également l’instant de notre séparation. Car même le jour et la nuit ne devaient pas trop demeurer longtemps ensemble. Puis, chacun prenait une route différente. Elle, rentrait chez elle, et moi, je retournai dans la colline en attendant avec hâte la semaine prochaine. Dix années étaient passées depuis notre première rencontre. Cette fois-ci, elle n’était pas partie au crépuscule. Elle restait avec moi bien que la nuit fut déjà tombée.
- Demain, je vais partir pour poursuivre mes études, m’annonça-t-elle. Alors on ne se reverra plus avant longtemps. Peut-être jamais même. Je sentis mon coeur se fissurer. Je m’étais rendu compte que ma solitude avait beau être agréable, elle était surtout oppressante. Elle me rongeait de l’intérieur, créant un vide indescriptible au fond de mon être. Puis, je me souvins de l’une des premières questions qu’elle m’avait posé : « sais-tu comment sont les étoiles vues de la colline ? ». Les étoiles. Ces points lumineux et brillants qui n’exprimaient rien. Elles étaient exactement comme ses yeux. Tant qu’il y aura les étoiles au-dessus de ma tête, je pourrais toujours sentir son regard qui ne me voyait pas se poser sur moi.
- Finalement, dit-elle ensuite, on n’a pas réussi à trouver le démon de la colline.
- Bien sûr que si, répondis-je. Cela fait même dix ans que tu l’as trouvé.
Elle se tourna vers moi avec un air étonné. Et moi, presque en même temps, je plongeais mes yeux rouges dans ses yeux pâles.