Partenariat entre le CNRS et CMF-MPC
10 décembre 2024
Sommaire
Marie Blétry Lettres modernes appliquées
MARCEL PAGNOL, CINEASTE DE LA PAROLE.
Sous la direction de M. Denis Guénoun
Septembre 2007 U.F.R. de Littérature française et comparée
Introduction………………………………………………………………………2
I -Du théâtre au cinéma : l’apprentissage de Marcel Pagnol…………………….4
A – Premiers contacts……………………………………………………..4
B – L’apprentissage de Pagnol……………………………………………7
C – Ebauche d’une théorie………………………………………………10
II -La controverse théorique : vers une définition du cinéma parlant…………15
A – Les termes de la querelle……………………………………………15
B – Vers une quête théorique……………………………………………19
C – Un compromis artistique……………………………………………23
III – Le rôle de Pagnol dans la légitimation artistique du cinéma parlant………26
A – De l’attraction à l’oeuvre cinématographique………………………26
B – Une indépendance artistique exemplaire……………………………29
C – La postérité artistique de Pagnol…………………………………….32
Conclusion………………………………………………………………………36
Bibliographie……………………………………………………………………37
Annexes…………………………………………………………………………41
Annexes…………………………………………………………………………
41 MARCEL PAGNOL, CINEASTE DE LA PAROLE.
Introduction
C’est en 1928 qu’apparurent les premiers films parlants en France, au moment où le cinéma muet avait enfin atteint la légitimité artistique qu’on lui avait longtemps refusée. Les grands noms du muet constatèrent alors avec effroi le succès auprès du public français de ce que l’on surnommait alors aux Etats-Unis les « talkies » ; mais ils ne se résignèrent pas encore à adopter cette nouveauté : ils voyaient dans le cinéma parlant une « attraction » pour laquelle l’engouement populaire n’était qu’un effet de mode. De fait, les toutes premières productions parlantes attestaient davantage une volonté de faire valoir cette avancée technique qu’un désir de servir l’expression orale. Il ne s’agissait encore que de films sonores, et les gens du muet se rassurèrent au constat de la vulgarité que le son semblait apporter aux oeuvres. Car il y avait lieu de s’inquiéter : une telle avancée ne pouvait que révolutionner l’industrie cinématographique. Avec le dialogue, les coûts de production augmentaient considérablement, les films n’étaient plus immédiatement accessibles à un marché international et les gens de l’image n’étaient plus les seuls maîtres de la création cinématographique. Aussi ces derniers allaient-ils, dans un premier temps, s’employer à décrier le nouveau moyen d’expression. Face à un tel procès, des personnalités mirent à profit une certaine intuition, en se posant dès le début comme les défenseurs de cette prouesse technique destinée à évincer le muet – malgré la qualité des oeuvres qu’il avait produites. Parmi ces partisans, le rôle d’un dramaturge alors aussi renommé que Marcel Pagnol est semble- t-il prépondérant. Celui-ci découvrit le cinéma parlant en 1930 dans une salle de cinéma anglaise. Il en sortit avec la conviction d’être en train d’assister à la naissance du « nouveau moyen d’expression de l’art dramatique » auquel il décida de se consacrer, sans hésiter à défendre parallèlement sa propre théorie sur le cinéma. Il entreprit tout cela alors même que le monde du muet, c’est-à-dire toute l’industrie cinématographique française et son cortège de critiques, ne reconnaissait pas encore le parlant comme un nouvel outil d’expression cinématographique. L’audace du dramaturge n’en fut que plus déstabilisante et obtint un vif retentissement, qui accéléra les prises de position critique jusqu’à l’accueil définitif du parlant. Aussi semble-t-il légitime de mesurer le rôle qu’a joué Marcel Pagnol dans l’accession du cinéma parlant au rang d’art. La transition n’était pas aisée : il s’agissait pour un art de passer de l’expression visuelle à l’expression audiovisuelle, ce qui modifiait considérablement la perspective esthétique. Marcel Pagnol fut à la fois juge et partie de cette problématique culturelle, puisqu’il sut apporter son expérience de dramaturge à la mise en scène cinématographique dans ses propres films, et défendre ses positions dès 1930 dans la presse critique, puis dans la revue qu’il fonda en 1933 : Les Cahiers du film. Les critiques de l’époque réagirent acerbement, accusant l’ancien dramaturge de déserter le monde du théâtre pour défendre un « théâtre filmé ». Aujourd’hui encore, certains historiens et critiques se contentent de ces deux termes pour résumer la vision pagnolienne du cinéma parlant. En réalité, son analyse fut bien plus complète et plus audacieuse, et la controverse qu’elle fournit fut l’occasion d’amener les gens de cinéma à accueillir peu à peu le texte comme un élément fondamental du Septième art. Dès 1934, Marcel Pagnol et René Clair entretinrent ainsi un débat long et parfois constructif, qui servira d’appui à cette étude, tant il est révélateur de l’évolution cinématographique et de l’apport esthétique de Pagnol aux balbutiements du cinéma parlant. I -Du théâtre au cinéma : l’apprentissage de Marcel Pagnol A – Premiers contacts En 1928, l’irruption des procédés techniques autorisant l’usage du son au cinéma constitue une véritable révolution pour les gens du métier : industriels, réalisateurs et critiques. Apparu au début du siècle, le cinéma muet avait dû se constituer une identité artistique après avoir été longtemps considéré comme une attraction populaire. Il avait fallu quelques années et une détermination certaine des pionniers de ce moyen d’expression pour que des réalisateurs de génie : Eisenstein, René Clair, etc., puissent se saisir de lui et le faire accéder au rang d’art, jusqu’au cinéma d’avant-garde des années 20. Si l’adaptation d’oeuvres dramatiques et de romans était déjà pratique courante, de nombreux cinéastes s’élevèrent alors contre cette « prostitution » d’un art plastique avec la littérature. A l’instar de René Clair, ils prônaient un cinéma purement plastique, s’adressant au langage visuel antérieur à l’écriture et inhérent à la nature humaine, un cinéma qui s’adresse au « regard du sauvage, de l’enfant qui s’intéresse moins à l’histoire de Guignol qu’à la pluie des coups de bâton »1. L’idéal eût été, en fait, un cinéma muet épuré des cartons2 venant interrompre l’harmonie de la poésie visuelle pour en éclairer le sens. Dans un tel contexte, on conçoit aisément combien l’avènement du son a pu déstabiliser l’industrie cinématographique. D’un point de vue financier, tout d’abord, la distribution se vit limitée par la barrière de la langue3, les stars internationales du muet furent pour la plupart évincées : les voix, accents nationaux ou étrangers ne passaient majoritairement pas l’étape de l’appareil du son, encore très fragile, et le jeu de tels comédiens, marqué par l’expression gestuelle dont ils avaient l’habitude, semblait redondant dès lors qu’il était accompagné des paroles. Pour les cinéastes, le désarroi fut grand, on espéra un temps que le cinéma muet continuerait sa carrière auprès du parlant, ou encore, on vit dans le son un moyen de souligner simplement 1 René Clair, Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, chap. « Un dialogue », Gallimard, 1970, p. 33 (dans ce chapitre, René Clair imagine les propos qu’il aurait tenus ou pu tenir en 1923). 2 Les cartons sont ces intrusions de textes qui, dans le cinéma muet, exposaient les intertitres ou les dialogues. 3 Le procédé du doublage n’existait pas encore et le public huait celui des sous-titres. l’image. A cet égard, il est extrêmement intéressant de consulter les divers points de vue des artistes et industriels dans les revues de cinéma des années 1930 : la plupart d’entre eux en conviennent, le cinéma parlant ne détient aucune valeur artistique en lui-même, s’il en est une, c’est uniquement un perfectionnement du cinéma muet dont il souligne les qualités visuelles, les pures qualités plastiques. Cependant, le succès des talkies fut immédiat en France, et déjà l’on se résigna à interrompre des productions muettes pour aller faire tourner des films sonores dans les studios britanniques, jusqu’à ce que la Paramount installât en 1930 les premiers studios équipés des procédés permettant l’enregistrement du son. Au coeur de ce bouleversement esthétique, dès 1928, on retiendra ainsi deux grands types de productions cinématographiques, proches d’un simple cinéma d’attraction. La première tendance, que Marcel Pagnol qualifiait de « monstre ridicule » ou encore de « film réticent », résulte d’une vaine tentative de conservation intégrale des acquis du cinéma muet, sur lesquels on aurait greffé des sons, permettant notamment de pallier l’étape du carton. Derrière une telle pratique se rangeaient alors la plupart des cinéastes muets, encore inconscients de la nouveauté artistique que représentait le film parlant. Bien qu’elle parût logique, la seconde tendance, celle du théâtre filmé, n’était pas davantage légitime. Après la première vague d’enthousiasme populaire pour la prouesse technologique, il fallut, afin de relancer son succès, produire des oeuvres justifiant précisément de l’appellation « film parlant », et l’on adapta maladroitement 1 une foule de pièces de théâtre, employant ainsi le seul répertoire qui relevait alors du dialogue. Faute de productions plus cinématographiques, ces adaptations hybrides mais vraiment parlantes connurent un succès foudroyant. Comme ils l’avaient fait au temps du cinéma d’avant-garde, le milieu critique et bon nombre de cinéastes issus du muet s’insurgèrent contre une telle pratique, où le langage purement visuel qu’ils avaient tant contribué à épanouir semblait encore une fois se prostituer avec la littérature. Ce n’est que deux ans après l’irruption de ce moyen d’expression et du débat qui l’accompagnait que Marcel Pagnol en prit connaissance. En 1930, l’auteur a 35 ans et sa réputation n’est plus à faire au théâtre. Ses quatre premières pièces : Les 1 Voir III A. Marchands de gloire, Jazz, Topaze et Marius ont reçu les louanges unanimes de la critique, et Topaze et Marius sont parvenus à convaincre un public nombreux. Fort du succès de cette dernière pièce, qui emprunte pour la première fois des accents marseillais, l’auteur s’apprête à mettre en scène sa suite : Fanny, au théâtre. C’est alors que vers le mois de mai, son ami Pierre Blanchar lui fait part d’un événement auquel il a assisté à Londres : la projection d’un film parlant. Intrigué, Marcel Pagnol part sur le champ pour la capitale britannique, où il suit quatre séances du film Brodway Melody, plus intéressé par cette prouesse technologique que par le film lui- même. C’est ainsi qu’il rentre à Paris « la tête échauffée de théories et de projets »1. L’auteur avait acquis la conviction que le cinéma serait « le nouveau moyen d’expression de l’art dramatique » 2. Fort de cette assurance, il entreprit d’en faire part au milieu théâtral, en publiant le 17 mai dans Le Journal 3, un papier qui fit grand bruit dans les milieux autorisés. Avec le temps, et en considérant la sévérité des gens de cinéma à l’égard du film parlant depuis 1928, on est frappé par l’intuition et la lucidité qui animaient cet article où Pagnol, sans parler encore de l’avenir du théâtre, développait une véritable théorie du cinéma parlant qui « [offrait] à l’écrivain des ressources différentes, et, dans bien des cas, merveilleusement nouvelles ». Cet article est de prime importance, puisqu’il exposait avant même que son auteur se fût lancé dans le cinéma, une vision novatrice et une détermination certaine à puiser dans cet art les ressources dramatiques et littéraires qu’il emploierait, de fait. A la grande surprise de l’auteur, l’article fut très mal reçu : les gens de théâtre, pour la plupart -hormis les fidèles de Pagnol -s’insurgèrent contre les propos du dramaturge, considérant cette défense du cinéma comme un acte de trahison vis-à-vis d’un milieu qui avait tant contribué à son édification littéraire. Les gens de cinéma se montrèrent, d’un point de vue critique, encore plus sévères. Mais la conviction de Pagnol était bien ancrée, et les critiques dont il fit l’objet ne l’arrêtèrent pas. Il allait la défendre tout au long de sa carrière. Pour l’heure, puisque ni le monde du cinéma, ni celui du théâtre ne tolérait son point de vue, l’auteur décida de rejoindre, envers et contre tout, les bancs de ce moyen d’expression : il 1 In Cinématurgie de Paris, édition définitive, OEuvres Complètes, Tome 2, Ed. de Fallois, 1995, p. 14 2 In Cinématurgie de Paris, op. cit. p.14 3 Voir annexe B. croyait fermement à sa valeur artistique et à son succès futur. Ses textes allaient servir le cinéma et le cinéma ses textes. B – L’apprentissage de Pagnol Paradoxalement, l’atout de Pagnol, dans l’appréhension de ce nouveau média, provenait de son expérience de dramaturge et de son inexpérience absolue en matière de cinéma. Aussi ne s’attardera-t-il pas dans l’impasse des cinéastes alors expérimentés, qui cherchaient à employer tous les acquis du Septième art muet et à ne faire du son qu’un adjuvent de l’image. C’est ainsi qu’en 1930, Marcel Pagnol, jouant de son relationnel hors pair – il n’est aucun témoignage qui n’en convienne –, se vit ouvrir en grand les portes de la Paramount par Robert T. Kane, son directeur dans les studios de Saint Maurice fraîchement équipés, en France. Dans un premier temps, et conformément à ses projets, le dramaturge se lança dans une observation minutieuse des rouages de l’industrie cinématographique. Cette période fut déterminante, puisqu’en quelques mois, Pagnol découvrit auprès des techniciens la dimension matérielle du métier de cinéaste, et acquit parallèlement la lucidité nécessaire face à la mainmise de la Paramount sur l’artiste et sur son oeuvre. Ce constat lui fit refuser une première fois à Robert T. Kane l’achat des droits de Marius et de Fanny : un tel contrat eut été totalement étranger aux projets de Pagnol, puisque la réalisation excluait toute intervention de sa part, jusque dans le choix des acteurs, que la Paramount entendait remplacer par des vedettes de la maison. Mais le succès du théâtre filmé se confirmait. Ainsi, après avoir siégé avec quelques auteurs au sein d’un Comité littéraire de la Paramount destiné, en définitive, à faire bonne impression pour convaincre le public de la qualité des films, et qui finit par se dissoudre à l’initiative de ses membres, au bout de quelques mois ; ainsi, donc, se vit-il proposer une deuxième fois l’adaptation de ses oeuvres. Ce deuxième contrat fait figure d’exception parmi tous ceux que la Paramount avait l’habitude d’établir : Marcel Pagnol obtenait toutes les conditions nécessaires à ses désirs d’indépendance. Certes, le réalisateur, Alexander Korda, restait un fidèle de la Paramount, mais Pagnol se vit accorder le poste inédit de premier superviseur, qui lui autorisait un contrôle absolu sur le scénario et les dialogues, ainsi que sur le choix des acteurs. L’intransigeance de l’auteur avait donc porté ses fruits, et c’est ainsi qu’en 1931 il poursuivit très concrètement son apprentissage auprès d’Alexandre Korda, au sujet duquel il répéterait toute sa vie qu’il lui avait tout appris. Le tournage fut fort médiatisé, nombre de revues cinématographiques et littéraires vinrent réaliser des entretiens aux studios de Saint Maurice afin de faire valoir le phénomène : d’une part parce que Marcel Pagnol était un dramaturge de renom dont le public avait l’habitude de suivre les évolutions, d’autre part car il était le premier écrivain à s’investir réellement dans l’adaptation de l’une de ses pièces. Aussi les détracteurs du théâtre filmé trouvèrent-ils matière à décrier le succès exceptionnel que le film le plus long de la production cinématographique – jusque là – rencontra à sa sortie en octobre 1931. Exception faite de la revue Cinémonde, très lue à l’époque, on attribua en effet ce succès au mauvais goût du public (!), avide de théâtre filmé et incapable de comprendre l’essence du cinéma, doublé de la popularité de l’auteur de Marius, et du seul talent d’un réalisateur expérimenté. Ces objections, Marcel Pagnol allait les affronter dans la majorité de ses films, jusqu’à sa réhabilitation progressive dès le début des années cinquante. Or, quoiqu’on ait pu en penser à l’époque, et même longtemps après, ce premier film a su, à notre avis, éviter les écueils dans lesquels on lui a longtemps reproché d’être tombé. Il nous semble en effet que le succès de Marius doit son ampleur, et pardessus tout, sa postérité, précisément à son essence cinématographique, obtenue grâce aux termes de la collaboration avec Korda. Le coup de maître réalisé par Pagnol, et qui évita à Marius de tomber dans le théâtre filmé du type « caméra dans le trou du souffleur »1, s’explique par une collaboration très équilibrée entre deux talents : celui de Korda, professionnel du cinéma de l’image, et celui d’un spécialiste de la parole qui imposa véritablement sa présence sur le tournage. S’ajoute à cela une confiance mutuelle dans leurs talents respectifs qui les conduisit à choisir ensemble les coupures effectuées dans les dialogues, de telle sorte que le texte ne fait jamais, ou presque, doublon avec l’image. De telle sorte aussi que le film parle, et que les paroles sont de qualité. 1 Selon les termes employés alors par les détracteurs du théâtre filmé. Pour des raisons qui nous paraissent surprenantes aujourd’hui – Hollywood ne croyait pas au succès des suites –, la Paramount rendit à Marcel Pagnol les droits de Fanny, événement notoire qui marqua très tôt un tournant décisif dans la carrière cinématographique de Pagnol. L’auteur en profita, en effet, pour gagner son indépendance et investir dans sa propre maison de production et de distribution : Les Films Marcel Pagnol, en 1932, qui produisirent Fanny en collaboration avec les établissements Roger Richebé. Dirigé par Marc Allégret, ce second opus fut réalisé à la condition de garder encore une fois les acteurs de la troupe originale, mais également, fait nouveau, de préserver intégralement les dialogues de la pièce, à peine modifiés par l’intervention de Pagnol. Telle est sans doute l’explication de la moindre qualité cinématographique du film – sur laquelle nous reviendrons, car il s’agit là aussi et pour des raisons essentielles, de cinéma –, qui connut un succès comparable à celui de Marius. Cette deuxième réussite conforta Marcel Pagnol dans l’idée illusoire que les films tirés d’ouvrages dramatiques devaient leur force à la préservation intégrale des dialogues. En témoignent les premières productions de sa maison de production, ainsi que ses premières réalisations, tombées dans l’oubli. En 1933 et 1934, Pagnol se lance dans la production et l’adaptation de deux succès théâtraux dont il assure la réalisation (qui s’en souvient ?) : le Gendre de Monsieur Poirier, d’après Emile Augier et Jules Sandeau (sorti en janvier 34) et L’Article 330 (sorti en février 34), d’après Courteline, dont il ne modifie pas, ou que fort peu, le texte1. Parallèlement, et suivant la même politique de conservation des dialogues originaux, Les Films Marcel Pagnol produisent L’Agonie des aigles (sorti en novembre 33), d’après le roman de Georges d’Esparbès, dont le scénario et les dialogues furent élaborés par Pagnol, dans une réalisation de René Richebé. En marge de ces productions, Pagnol assura le scénario et les dialogues d’une production Pathé Natan (réalisation de Raymond Bernard, sortie en novembre 34) de Tartarin de Tarascon, d’après Daudet. Enfin, il réalisa sa première oeuvre adaptée de Jean Giono : Jofroi, moyen métrage de cinquante-deux minutes réalisé pendant le montage du Gendre de Monsieur Poirier, et sorti en complément du même film. Jofroi représente 1 Cf. annexe F, lettre à Madame Courteline. le premier film, premier d’une longue liste, dont Pagnol assura absolument tous les aspects : production, distribution, scénario, dialogues et réalisation. Exception faite de Jofroi, ces quelques films, tombés en désuétude, connurent une popularité conséquente que l’on peut sans aucun doute attribuer au succès conjoncturel du théâtre filmé. Et ce n’est qu’avec la réalisation d’Angèle en 1934, tiré, là encore, d’une nouvelle de Giono, et entièrement tourné, fait exceptionnel, en décors naturels1, que Marcel Pagnol révéla son véritable talent de cinéaste. C’est également à cette période que l’auteur abandonna l’adaptation de pièces de théâtre, pour se consacrer exclusivement à des oeuvres dont il prendra en charge, comme pour Jofroi, tous les aspects de la réalisation2. Notons que Marcel Pagnol, si l’on pouvait alors contester la valeur artistique de certaines de ses entreprises, avait toujours veillé à investir les capitaux qu’il en avait tirés dans les productions suivantes, mettant un point d’honneur à assurer son indépendance financière. Avec Angèle, Pagnol se démarqua définitivement de la production cinématographique de son temps ; d’un point de vue industriel, tout d’abord, puisqu’au terme de ce tournage, il investit ses capitaux dans ses propres studios à Marseille; mais également d’un point de vue artistique, en renonçant au texte d’autres auteurs, pour le plus grand bien de son oeuvre et du cinéma de l’époque. C – Ebauche d’une théorie Si nous avons tenu à revenir sur les premières expériences cinématographiques de Pagnol, c’est parce qu’elles éclairent la façon dont l’auteur a élaboré son art et ses théories. Or ces théories nous semblent impossibles à exclure de l’avènement du film parlant. D’une part, parce qu’elles s’inscrivent un temps dans les erreurs du théâtre filmé, phénomène déterminant dans la quête identitaire du cinéma des années trente ; ce théâtre filmé dont Marcel Pagnol allait bientôt comprendre, intuitivement, les limites. D’autre part, parce qu’elles suivent précisément l’exceptionnelle évolution 1 Pagnol usera dans toute son oeuvre cinématographique des décors naturels, jusqu’à construire de véritables bâtiments. Pour le tournage de Regain (1937) Pagnol avait ainsi fait reproduire à l’identique les ruines d’un village de Haute-Provence. 2 Voir annexe A, filmographie. artistique de Marcel Pagnol : on en a trop critiqué le contenu, sans jamais tenter de les analyser à la lumière de son oeuvre. Même un critique aussi talentueux qu’André Bazin, qui a tant contribué à réhabiliter, dès 1950, l’oeuvre de Pagnol, a toujours exclu la possibilité d’un lien essentiel entre sa théorie et ses oeuvres : ces idées, selon lui, étaient défendues par leur auteur par pure provocation, sous l’enseigne erratique de théâtre filmé. A cela, nous voyons deux raisons principales. La première, historique, trouve son origine dans la querelle du parlant, au cours de laquelle des cinéastes et critiques chevronnés, parmi lesquels René Clair, ont entretenu le monde du cinéma dans l’illusion que Pagnol a, comme beaucoup d’autres, exclusivement défendu le théâtre filmé. De fait, ses activités de dramaturges et la production, un temps, de quelques films relevant précisément d’une telle pratique ont entretenu cette étiquette. Par la suite, on n’eut cesse de caricaturer ses propos en considérant qu’il n’entendait par le film parlant que produire du théâtre. Ce constat nous amène à la seconde raison de cette méprise sur sa théorie : Pagnol lui-même a souvent très mal défendu ses idées, en les inscrivant de force dans le débat du théâtre filmé, qui questionnait l’essence du cinéma, là où Marcel Pagnol considérait avant tout l’intérêt de ce moyen d’expression pour sa création. Attachons-nous donc, dans un premier temps, à analyser la genèse de sa théorie, indépendamment du contexte cinématographique, à la seule lumière de son passé de dramaturge et de ses premiers scénarii. Cette théorie sera évoquée succinctement : il faudrait, pour en comprendre l’évolution, une étude complète. Marcel Pagnol, dans toutes ses entreprises, n’a jamais cherché autre chose que le statut d’auteur littéraire. Cette volonté inédite d’être reconnu au cinéma comme un écrivain justifie à elle seule son désir d’indépendance, à l’égard de l’industrie, mais également dans la matière même de sa création cinématographique. Si Marcel Pagnol se lance dans le cinéma, c’est aussi parce qu’il saisit essentiellement les bénéfices de ce moyen pour son écriture. Dans son article du 17 mai, l’auteur ne tentait rien d’autre que d’expliquer cela : l’écrivain, et à plus forte raison le dramaturge, trouvaient dans le cinéma parlant un moyen nouveau de faire valoir leur texte, le libérant ainsi des contraintes proprement théâtrales. Pour reprendre les termes de Pagnol, le cinéma n’est qu’un nouveau moyen d’expression -d’impression même1 -de l’art dramatique. Non pas une fin, mais un moyen. Texte et intrigue restèrent pour lui les ferments de toute son entreprise artistique, ses films ne seraient pas sonores, ils seraient parlants. Il importe de ne jamais le perdre de vue, cela résout nombre de confusions critiques de la part de l’auteur et de ses contempteurs. Par la suite, Pagnol définira toujours son cinéma par rapport au théâtre : cette démarche se justifie dans la mesure où il ne questionnait pas son essence, mais uniquement le bénéfice que ce nouveau moyen pouvait apporter à ses créations. Sa première expérience littéraire publiquement reconnue, il la devait à ses talents de dramaturge, qui lui valurent une reconnaissance immédiate au sein du monde du théâtre. Et c’est tout naturellement qu’il puisa sa vocation de cinéaste dans son activité de dramaturge, en théorie comme en pratique. Il résultera, nous le verrons, de son étude comparée, une définition véritablement cinématographique du film parlant, mais en filigrane. Pour Pagnol, comme au théâtre, le texte est moteur. Ses scenarii l’attestent dès le début. Celui de Marius laissait ainsi libre cours au réalisateur pour l’image, les coupures texte étant effectuées en collaboration2. Avec Korda, Pagnol perçut très concrètement cette différence de la parole cinématographique qu’il avait pressentie : libérée des contraintes scéniques, il n’est désormais plus nécessaire de pallier l’unité de temps et de lieu par la parole descriptive de l’action. Celle-ci se voit donc systématiquement remplacée par un dialogue in situ, agrémenté de didascalies. Les scenarii de Pagnol3 ressemblèrent ainsi longtemps à des pièces matériellement injouables à la scène, mais dont le texte, comme au théâtre, suffisait à faire comprendre la situation. L’aspect visuel, dans l’élaboration du film, n’existera en fait que dans l’imagination de Pagnol4. Phénomène qui explique en partie que Marcel Pagnol soit le seul réalisateur dont on a pu publier l’ensemble des scenarii, 1 Dans la version de 1966 de la Cinématurgie de Paris, Pagnol voit dans le cinéma « la forme peut-être définitive de l’écriture 2 Même si Pagnol reviendra en 1932 sur cette adaptation en déclarant qu’il souhaitait la refaire en conservant tous les dialogues, il n’en fit rien, signe qu’il s’en contenta, contrairement à Topaze, dont il réalisa deux versions en plus de celle Louis Gasnier avec Jouvet en 1932. 3 De ceux qui comptent encore d’un point de vue cinématographique, c’est-à-dire ceux de la trilogie marseillaise, ainsi que tous ceux dont il administra les dialogues et scenarii originaux, et la réalisation (voir annexes). 4 Ce qui explique l’importance de sa présence sur le plateau. et dont les scenarii ont connu un succès littéraire1. Cela n’est possible que chez lui. Cette détermination lui valut de ne pas tomber dans les erreurs industrielles et artistiques des débuts du parlant. Celles-ci étaient liées à la volonté d’atteindre le cinéma universel des temps du muet et engendraient alors des films qui, projetés sans le son, seraient restés compréhensibles. Dans cette logique, Pagnol garde du théâtre, en premier lieu, la primauté accordée au texte, à l’intrigue, aux personnages. Il conserve aussi les meilleurs défenseurs du dialogue : les acteurs, ses acteurs, et plus globalement sa troupe. Cette dimension n’est pas négligeable, elle souligne plusieurs atouts déterminants : l’aptitude indispensable au travail d’équipe, la science du choix des acteurs parlants, dont Raimu, force incontestable de ses films, qui manifesta dès le début une compréhension instinctive de l’interprétation cinématographique. Aussi Marcel Pagnol sut-il relayer Korda dans la direction des acteurs, qualité déterminante, dès lors que, l’article du Journal le montre bien, l’auteur avait compris que leur jeu devait, devant la caméra, se démarquer de l’emphase théâtrale. Cette expérience de la scène lui avait appris également à adapter son texte aux exigences matérielles de la réalisation et de l’interprétation, exercice auquel il se prêta intelligemment dans les adaptations de ses pièces. Enfin, Pagnol, connaissait le public « au corps », et maîtrisait indéniablement l’usage de la bonne réplique, celle qu’il faut garder dans le scénario lorsque le cinéma existe pour parler. Mais cette possibilité de retoucher ses textes, Marcel Pagnol ne pouvait l’appliquer qu’à la condition où il réalisait les scenarii dont il était à l’origine. Lorsque l’on énumère ses productions, un constat s’impose: les films de Pagnol n’atteignent à une réussite cinématographique que dans la mesure où il en est l’auteur et le réalisateur –ou le superviseur, dans les cas de Marius et de Fanny– . Sans cela, soit l’auteur tombe dans le théâtre filmé, c’est le cas de toutes ses entreprises de réalisation ou de production des textes des autres (Le Gendre de M. Poirier, L’Article 330…) ; soit l’auteur écrit un texte figé qu’un autre est contraint de conserver, 1 A cet égard, non content de la réalisation de ses films, Pagnol obtiendra la publication en 1935 du scénario de Merlusse dans La Petite Illustration, et créera en 1948 une maison d’édition destinée à publier les dialogues de ses films : « Les films que l’on peut lire ». produisant un film hybride, où la parole s’impose, sans égard pour la matérialité cinématographique. La matière définitive des bons scénarii de Pagnol n’existait en fait réellement qu’à la fin des tournages auxquels il assistait1. C’est en fait précisément dans ses erreurs des débuts que sa théorie le dépasse. Car pour qu’elle soit valide, c’est-à-dire pour que le cinéma puisse servir le texte, il est indispensable que son auteur soit là pour le modifier. En d’autres termes, Pagnol ne peut appliquer cette vision qu’en étant présent à la réalisation de son oeuvre. Plus généralement, le cinéma ne peut bénéficier de l’expérience du dramaturge que lorsque celui-ci comprend ce moyen d’expression et l’appréhende dans sa matérialité lors du tournage. Car selon Pagnol2 nul autre que lui ne pourra modifier son texte : en homme de lettres, il se refuse à profaner des textes sur lesquels on ne lui reconnaît aucun droit d’auteur3. Aussi, loin de justifier sa théorie, s’est-il au contraire éloigné d’elle en adaptant les pièces des autres. C’est ainsi qu’en 1934, avec Fanny, il renonça à cette expérience en affirmant, aveu indirect de son égarement : « J’ai (…) commencé par le plus difficile ; il est en effet plus aisé de tourner un roman qu’une pièce… Réaliser un film d’après un roman, c’est faire une création ; réaliser un film d’après une pièce, c’est refaire. Un roman n’est pas cristallisé. Je peux écrire une scène pour traduire à l’écran une page de roman. S’il s’agit d’une pièce, la scène est déjà faite. Comme on ne peut jamais la tourner intégralement, il faut adapter, alléger le texte : je n’ose pas, je ne me reconnais pas un droit de couper les répliques de quelqu’un. Après avoir filmé des pièces, je m’attaque maintenant aux romans. Il y a là, je le répète, matière à création ; on change de plan : du littéraire, on passe au dramatique. 4» En incluant le cinéma dans les arts dramatiques, Pagnol ne pouvait donc pas défendre le théâtre filmé, puisque il entendait précisément se libérer des contraintes théâtrales. L’erreur qu’il a faite est donc d’avoir confondu sa démarche avec celle d’un cinéma – le théâtre filmé – qui se réclamait de la même origine, mais dont les méthodes étaient en fait essentiellement différentes. Pagnol, en ne l’interrogeant pas, 1 Nombreux collaborateurs évoquent ces soirées de tournage où Pagnol s’employait à revoir ses dialogues. 2 Et selon ses directives en ce qui concerne l’adaptation de son texte ou des textes des autres. 3 Par ailleurs, cette démarche proprement littéraire, se démarquait -et se démarque encore, sauf exception-des procédés employés par l’industrie cinématographique dans l’adaptation d’une pièce dont elle avait acquis les droits. 4 Interview de Roger Régent, Candide, 27 septembre 1934. n’a pas saisi cette distinction. Leur seul point commun était de vouloir faire du texte le moteur du film. Cet aveuglement le conduisit un temps, à reproduire les erreurs de ceux dont il pensait qu’ils avaient la même conviction, jusque dans ses productions et ses allégations1. Ces erreurs, il en reviendra, non pas en dépit de sa théorie, comme on a toujours tenu à le croire, mais bien guidé par cette théorie fondamentale qui ne pouvait que le conduire au constat de l’échec des entreprises du théâtre filmé. Dès 1930, les vues de Pagnol définissent si bien ses oeuvres cinématographiques, qu’il nous a semblé légitime de les réhabiliter. Il s’agit, avant de les appliquer plus généralement au cinéma, de les replacer dans le contexte de la querelle du parlant, tant l’avis de Pagnol faisait alors figure d’exception dans la compréhension de ce nouvel art. Nous étudierons cette période dans le cadre de la fameuse querelle entre l’auteur et René Clair, particulièrement révélatrice de la quête identitaire du film parlant. II -La controverse théorique : vers une définition du cinéma parlant. A – Les termes de la querelle Si la controverse entre Marcel Pagnol et René Clair reste célèbre dans l’histoire du cinéma parlant, c’est qu’elle est un excellent symbole du conflit artistique engendré par l’avènement du cinéma parlant. Cet échange intervient en effet dans la carrière de cinéastes qui, issus d’écoles esthétiques radicalement différentes, atteignirent tous deux à un véritable épanouissement cinématographique avec le parlant. On retient encore trop systématiquement les erreurs de Pagnol, sans considérer combien son apport esthétique fut alors déterminant. Or, cet apport, nous en sommes convaincu, n’entre pas en contradiction avec ses théories. Aussi nous paraît-il nécessaire d’analyser avec soin les étapes de la controverse, pour comprendre plus précisément la logique et le bon sens de la doctrine cinématographique de Pagnol. A explorer ces idées, nous comprendrons comment deux artistes dont les conceptions apparemment si opposées, on pu accéder à une telle réussite dans le même art. Les 1 Nous faisons ici référence à une interview de Pagnol dans Candide par René Régent datée du 12 octobre 1933, dans laquelle l’auteur déclarait que le film parlant était « la nouvelle formule du théâtre ». premiers échanges entre l’auteur et René Clair symbolisent clairement un affrontement entre deux mondes. Elevé à l’école de l’esthétique visuelle, René Clair s’était imposé dès ses débuts comme une figure du cinéma d’avant-garde. En 1928, le cinéaste se trouva donc tout aussi déstabilisé que l’industrie par l’arrivée des films sonorisés. Là où l’industrie avait trouvé son compte dans le caractère purement visuel du muet, moyen de diffuser internationalement chacune de ses productions, René Clair s’enchantait du caractère universel de la poésie visuelle, et n’avait dès lors rien cherché d’autre qu’un nouveau langage totalement épuré de littérature. Son génie avait fait de lui un artiste accompli et ses films avaient su explorer à fond les ressources d’un moyen d’expression, en cherchant toujours, notamment, à employer le moins possible les cartons, dont l’essence verbale venait rompre l’esthétique des images. Or, ce cinéaste du muet ne comprit pas immédiatement la nouveauté que constituait le film parlant. L’assimilation entre ces deux moyens d’expression est fort logique, et Pagnol l’explique très bien dans sa dernière version de la Cinématurgie de Paris. Elle provient entre autres du fait que les procédés techniques employés nécessitaient, en partie, le même savoir-faire, donc les mêmes équipements. On associa ainsi évidemment cette avancée à un perfectionnement du cinéma muet et cette assimilation aboutit à une confusion dans les termes. En conservant le mot « Cinéma » pour désigner deux moyens fort différents dans leur essence, on obscurcissait a priori les débats destinés à comprendre le phénomène du parlant. C’est ainsi que René Clair demeura dans un premier temps aveuglé par son passé, dont l’accomplissement artistique et théorique justifie pleinement ses regrets de l’époque. Dès les premières expériences du cinéma sonore, René Clair s’inquiéta, et à juste titre, des dangers que cette pratique pouvait représenter pour son art. Au constat de son succès, l’auteur se plia rapidement à cette nouveauté, d’une part, car l’industrie ne pouvait dès lors que l’y contraindre, d’autre part, car l’auteur, dans sa qualité de pionnier, avait acquis l’ouverture nécessaire pour suivre le public dans le sens de la révolution. Cependant, il n’en saisit pas encore l’ampleur, et s’employa à n’user du son que pour perfectionner la conviction esthétique élaborée au temps du muet. C’est ainsi qu’à l’occasion de la sortie en Allemagne de Sous les toits de Paris, sa première oeuvre sonore, en août 1930, il déclarait: « Le film parlant européen peut se sauver à condition de garder, grâce à ses images, assez d’intérêt pour, au besoin, pouvoir être saisi par un public dont la majorité même ne comprend pas le texte (ce qui sauve, en partie, l’héritage du film muet), et de n’utiliser la parole que de manière brève[…], en proscrivant les longs dialogues, les scènes où le texte est tout, les effets d’éloquence ou les mots d’auteur, en somme tout ce qui vient du théâtre et menace de mort du cinéma. »1 Inutile de chercher, en apparence, point de vue plus opposé à celui de Pagnol. De fait, la querelle entre les deux hommes était alors bien engagée. En juillet 1930, René Clair avait en effet saisi le prétexte de l’article de Pagnol dans le Journal, pour lui répondre2 ainsi qu’à tous les partisans de la pratique alors fort récente du théâtre filmé. Or, la première erreur du cinéaste fut d’assimiler Pagnol à ces derniers, sans véritable égard pour le raisonnement du dramaturge. Cette assimilation impliqua une lecture biaisée des propos de Pagnol, où Clair ne cessa de confondre avec lui moyen et essence. Revenons sur les reproches qu’il lui adressa alors, et qui contiennent déjà à peu près toutes les critiques que les détracteurs de Pagnol ne cessèrent de lui adresser. Elles stigmatisent plusieurs phénomènes. Indépendamment de la réponse, l’auteur manifestait tout d’abord une amertume évidente face à l’investissement par des hommes de lettres d’un art dont les cinéastes du muet ne concevaient pas encore le changement et qu’ils s’étaient, en fait, approprié. Les édificateurs du muet se sentirent en effet à l’époque blessés dans leur amour propre, car certains dramaturges, sans les convoquer, manifestaient un intérêt nouveau pour leur art, semblant reléguer au second plan toutes les entreprises antérieures du Septième art en se proclamant soudain prophètes du parlant3. Pour autant, si cette attitude condescendante a pu caractériser certains auteurs dramatiques partisans du film parlant, ce ne serait pas faire justice à Marcel Pagnol 1 Pour Vous, interview de Nino Franck, le 28. 2 cf. annexes, Pour Vous, 3 juillet 1930 3 « Certaines déclarations (…) s’ajoutèrent à celles de M. Pagnol et mous apprîmes ainsi que le cinéma n’était rien jusqu’à ce jour, mais qu’il allait devenir quelque chose quand sa direction « intellectuelle » appartiendrait aux auteurs de théâtre, de romans ou d’alexandrins, à tous les auteurs imaginables, sauf aux auteurs de films. (…) tout ce qui justifie à nos yeux l’existence du cinéma est l’oeuvre d’hommes « du métier », de véritables auteurs de films. (…) » que de la lui attribuer. Pagnol, en effet, nous le verrons dans sa Cinématurgie, observait un grand respect pour ce que les cinéastes talentueux avaient produit jusqu’alors. Plus tard, il vantera notamment les mérites de Chaplin et ceux de René Clair. Pagnol se situe, en réalité, au-delà de ces considérations, il ne se pose pas encore réellement la question de savoir qui, des cinéastes installés ou des auteurs dramatiques, saura user du cinéma parlant. Ce qu’il croit, purement et simplement, c’est que désormais le cinéma doit se frayer une place parmi les arts dramatiques, et que le film parlant est un nouveau moyen au service du texte, du dialogue, donc de l’écrivain. Cela il le pense théoriquement – et honnêtement, avec un certain recul. Dans son article du Journal, il avait par ailleurs appréhendé le rôle que pouvait jouer l’image à cet égard. Là où il se démarquait des gens du cinéma de l’époque, c’était en mettant le son sur le même plan que l’image, en leur attribuant à tous deux, non pas les mêmes effets, mais les mêmes fonctions, soumises à la volonté de l’art dramatique. Une autre critique classique, cette fois-ci directement adressée à Pagnol, s’attaquait à son sens des affaires indéniable, et qu’on lui a souvent reproché de confondre avec ses entreprises artistiques. Ainsi donc, René Clair voyait dans les ambitions cinématographiques de Pagnol un intérêt purement lucratif1. L’auteur n’a jamais répondu à ces allégations, mais il nous semble qu’il s’agit là d’un faux débat, et nous dirons avec Yvan Audouard2 : « En fait, il était « aussi » doué pour les affaires. Il n’y a pas à en rougir […]. Mais j’ai du mal à croire que ce sont les mêmes qualités qui lui ont servi à écrire Marius et à en assurer l’exploitation harmonieuse. » Ce que Pagnol désirait, tout au plus, c’était conquérir un public plus large, car l’auteur s’était toujours défendu d’un art élitiste. De fait, Pagnol tenait sa création à l’écart de la critique, car ses oeuvres, toutes littéraires qu’elles fussent, se voulaient atteindre un public qu’il considérait comme le meilleur des juges. Cela, Marcel Pagnol le défendra toujours. D’autre part, remarquons encore une fois que le sens des affaires de Pagnol a servi son art. Grâce à lui, il a su préserver son indépendance artistique, n’hésitant pas, 1 « Cet auteur, étonné d’apprendre que les recettes produites en un mois par un film étaient plus fortes qu’une de ses pièces en un an, se sentit soudain attiré par l’écran et proclama que désormais le cinéma serait la propriété des auteurs dramatiques ou ne serait pas. » 2 In Audouard raconte Pagnol, Stock, 1973, p. 166. précisément, à investir ses seuls capitaux dans son cinéma. Mais à l’instar de Pagnol, considérons que le débat est vain. La réponse de René Clair, par la suite, s’engageait à présager des qualités nécessaires à qui veut édifier un art dont il convenait ici qu’il s’agissait d’une « forme d’expression nouvelle » : « Ces hommes nous ne les trouverons pas, sinon par hasard, parmi ceux qui ont consacré leur activité au théâtre et à la littérature. » Heureux hasard que le cas Pagnol, qui sut à sa manière se placer parmi « ceux qui ont la passion du cinéma, qui l’aiment pour lui-même et non seulement comme une source providentielle de profit ». Ici, René Clair insistait sur l’apprentissage fastidieux que devraient suivre de tels cinéastes. L’on sait déjà combien Pagnol allait s’investir à ses débuts, dans l’aspect technique du métier. On observera également que cet aspect resterait toujours l’une de ses préoccupations, de telle sorte que dans sa propre revue, il confia à des ingénieurs le soin d’expliquer au lecteur les notions purement scientifiques liées à l’élaboration des films. La conclusion ironique1 de l’article de René Clair fit, selon lui, couler beaucoup d’encre à l’époque. En plus de manifester, là encore le sentiment des cinéastes qui considéraient que leur art était comme pris en pitié, René Clair réaffirmait son désir de ne trouver aucune trace de littérature. Marcel Pagnol n’avait pas participé au débat artistique des cinéastes muets, mais l’on conçoit combien la vision qu’il avait déjà de son art lui permit de se placer au-delà des écueils d’un certain cinéma de l’époque, en inversant totalement cette hiérarchie. Les premiers termes de cette querelle manifestent ainsi davantage l’aveuglement d’un univers artistique bouleversé qu’un véritable affrontement théorique. A relire l’article de René Clair, on s’aperçoit que ses assauts ne visent pas à décrier les propos de Pagnol, mais bien sa démarche. En cela, il ne détenait rien de véritablement constructif, et n’a de valeur que symbolique. Il représente le point de rencontre de deux écoles esthétiques dont l’une accorde la primauté à l’image, l’autre au texte. Mais en incluant Pagnol parmi les partisans du théâtre filmé, René Clair allait être à l’origine d’une vaste confusion sur les vues de
10 décembre 2024
2 décembre 2024